Le chant des naufragés



Nous sommes les naufragés de la langue.
D'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois
flottés de nos phrases
Ce sont les restes d'un ancien navire depuis
longtemps fracassé
Mais le désir nous point encore, tandis que nous
dérivons
De sculpter dans ces planches des statuettes de
sirènes aux cheveux bleus
Et de chanter toujours avec ces poumons-là
Laissez-nous répéter la mer

N'intentez point de procès stupide au grand large.
La mer, accrochée à la mer.
Tremble et glisse sur la mer.
Ses mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses
redondances
Et tout ce bleu qui vient à nous sur les grands à plat
de la mer
Nous aimons la manière dont s'en va la barque
Se déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son
émoi de retrouver la mer
Et son curieux bruit de grelot
Quand la musique se déploie sur l'immense partition
de la mer.
La mer est un ciel bleu tombé
Voici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs
dans la mer
Sous quels soleils désormais nous perdre?
Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête
humide?
Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sable
Des fragments d'ongles coupés à deux pas de la mer
Nous brûlons sur la plage des monceaux de cadavres
Puisque tels sont les mots avec leurs os et leurs
fumées.

Tas de fémurs et de métacarpes
Bûcher d'herbes odorantes et de poudres qui
crépitent
C'est un pré sec qui prendrait feu près de la mer
De hautes flammes tête baissée sautent parmi les
genêts
Et soudain ce buste de femme dressé dans le
crépitement
Offert à ce furieux amour
Lançant vers le ciel la longue plainte.
De qui s'est calciné le coeur.
Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroit
Embarquant vers rien son corps périssable
Elle la couchée immense qui accourt
Lançant vers lui ses gerbes et ses jupons
Lui, le petit homme droit sur la digue avec un crayon
Collé contre elle, mais séparé
L'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vue
L'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré.
Nous ne remplirons pas la mer de nos larmes
Nous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des
tempêtes

Qui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessives
Et quand nos yeux délavés n'y verront plus rien
Nous saurons mieux encore ce qu'est la mer
Les écailles seront tombées qui nous couvrent le
coeur
Et notre peau nacreuse sera enfin si blanche
Que nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes.
Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la
mer
À la façon des noyés et des algues?
Nous porterions sans peine sur nos épaules
Le ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des
couleurs
Et la laine tiède des écumes
Et les fruits vénéneux du large
Où n'a mordu nulle lèvre humaine
Nous serions de retour dans l'infini jardin.

À la santé des deux du large
Dans les calices et les ciboires
Nous buvons goulûment la mer
Aucune eau ne nous désaltère
Nous avons faim de sel
Nos lèvres sont avides
Dans l'eau bleue, c'est toujours dimanche
Quand s'agenouillent les poissons d'or.



Jean-Michel Maulpoix (1952-)



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